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L'Abysse du Fjord, 4e essai...

Le 14 octobre 2022 — Modifié à 13 h 56 min le 14 octobre 2022
Par Mélyna Girard

Chronique

Le bureau de Luc Boivin est situé au deuxième étage de la fromagerie familiale. Sobre, fonctionnel, éclairé. Rien d’ostentatoire. Il surplombe l’unité de production de son cheddar. Un côté est complètement vitré, de sorte qu’il peut être témoin en tout temps du travail des fromagers. La fenêtre de l’autre côté donne sur le Chemin St-Joseph.

Et à quelques centaines de mètres, la baie des Ha! Ha!, là où il a plongé, il y a plus de 15 ans, 800 tonnes de fromage, un cheddar baptisé d’un nom évocateur; L’Abysse du Fjord. L’aventure s’est transformée en saga, et qui se poursuit encore aujourd’hui, avec une autre tentative… Ben oui.

« Nous savions, raconte Luc Boivin, que la pression avait un effet sur le vieillissement du fromage. L’idée est née de faire vieillir un fromage sous l’eau, au fond du Fjord, à de grandes profondeurs. Nous avions calculé qu’à une pression de 13 atmosphères, donc à environ 400 pieds de profondeur, les conditions auraient un impact sur la protéolyse ».

En clair, les kilopascals modifient sensiblement l’activité des enzymes et des protéines et donc des bactéries, qui elles influent sur le goût du fromage. Mais le fond du Fjord étant une cuvette en forme de «U», les 800 tonnes de L’Abysse, bien que fixées à de gros blocs de béton, ont fini par glisser lentement, pouce par pouce, portées par le courant, vers les hauts fonds.

Selon toute vraisemblance, L’Abysse s’y trouve toujours encore aujourd’hui, entre 800 et 1000 pieds sous la surface. S’entame alors une vaste opération de recherches avec embarcations et plongeurs, qui n’est surtout pas passée inaperçue.

« C’est devenu complètement fou. Hors contrôle. Nous étions en plein mois de juillet 2005. Il n’y avait rien dans les nouvelles. Les journalistes cherchaient des sujets. Les médias se sont emparés de l’histoire et en ont fait leurs choux gras. Nous étions sur tous les réseaux de télé et de radios, sur les chaines d’information en continu, toute la journée ».

Pendant les recherches des plongeurs, le camion de reportage de RDI était stationné en permanence à La Baie et le réseau titrait : à la recherche du fromage perdu!

« La nouvelle a fait le tour du monde. Nous recevions des demandes d’entrevues de la France, du Portugal, de Hong Kong. Les gens étaient intéressés par ce qu’on faisait .»

Mais on s’est vite rendu compte que L’Abysse était irrécupérable. À cette étape, raconte Luc Boivin, il était dangereux et risqué pour les plongeurs de poursuivre les recherches. « Ici à La Baie, il faut toujours se méfier de la pression et des courants. C’était téméraire de continuer, il aurait pu y avoir des morts. Nous aurions bien sûr pu utiliser des scaphandriers, des sous-marins, mais à grands frais. Nous avons abandonné L’Abysse à son sort. »

Sauf que l’idée est trop belle pour la laisser aller. Les mois suivants, on construit un nouvel équipement, cette fois muni de balises, d’ancres et de ballasts, et on replonge de nouvelles meules de L’Abysse. Ce deuxième test est concluant. Après quelques mois seulement sous la pression de l’eau, le fromage offre au goût une saveur plus forte, plus «vieillie» et sa texture est plus molle que s’il était demeuré en chambre froide. Pourquoi s’arrêter là?

Troisième essai; cette fois on ne plonge pas le fromage dans l’eau, on le met en chambre hyperbare. Sauf que l’essai tournera court. Un incendie en 2011 décime la fromagerie, incluant L’Abysse. Décidément…

Nous voici donc au 4e essai. C’est le secret le mieux gardé au Saguenay. Tenez vous bien : depuis 12 ans, à l’insu de tous, de nouvelles tonnes de fromage sont plongées dans le fond de La Baie, dans le but d’être récupérées sous peu. Vous avez bien lu; depuis 2010, sans que personne ne le sache ! Et si la théorie biochimique s’avère concluante, la saveur du nouvel Abysse pourrait être… hallucinante.

Pourrons-nous y goûter ? Pas le grand public, malheureusement, mais quelques privilégiés seulement, car les règles sont sévères. Je prévois être du lot, Luc Boivin m’ayant invité à sa prochaine pêche de L’Abysse. Je vous en donne de nouvelles.

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